[Co-publication de « Jessica Jones, femme forte » du blog L’image sociale, carnet de recherches d’André Gunthert]
Produite par la plate-forme de streaming Netflix, la série Jessica Jones est venue secouer le machisme endémique du divertissement hollywoodien. Le choix déterminant de Melissa Rosenberg, auteure de l’adaptation, et la composition de l’actrice Krysten Ritter ont produit un nouveau modèle d’héroïne féminine, réjouissant d’intelligence.
Un symptôme a particulièrement retenu l’attention des spectateurs de la série: «ça fait plaisir d’avoir enfin une super-héroïne qui n’est pas définie par son costume moulant ultra sexy». Un abandon significatif lorsqu’on sait que le personnage vient de l’univers particulièrement stéréotypé des comics Marvel.
Certes, la bande dessinée créée en 2001 par Brian Michael Bendis et Michael Gaydos prenait déjà ses distances par rapport aux canons survitaminés des héros en justaucorps, proposant un réalisme et une tonalité plus sombre que de coutume. Mais les options de l’adaptation télévisée ont parachevé la mutation du personnage en emblème féministe, assurant son succès. Jessica Jones sera non seulement la série la plus regardée sur Netflix en décembre 2015 avec 4,3 millions de téléspectateurs, mais aussi le principal sujet des conversations cinéphiliques de l’hiver.
«Tous les personnages masculins sont méchants ou nuls !» s’exclame un spectateur bousculé dans ses clichés. Et il faut avouer que le feuilleton fait non seulement la part belle aux rôles féminins, mais qu’il revoit de manière globale l’équilibre de la représentation du genre. Si les personnages de femme forte n’ont pas manqué au cinéma, il est plus rare de ne pas voir leur présence contrebalancée par celle d’un concurrent masculin, ou échapper aux impératifs du regard hétéronormé (male gaze).
L’histoire de Jessica Jones, la série, est celle d’une femme qui refuse de se soumettre au pouvoir d’un homme pathologiquement dominateur. Joué par le gracile David Tennant, le diabolique Kilgrave est doté d’un superpouvoir qui est à lui seul une caricature de la norme sexiste : la capacité d’imposer sa volonté à ceux qui se trouvent dans son environnement immédiat.
Face à cette puissance psychique, Jessica dispose d’une force surhumaine. On voit que ce schéma inverse l’image traditionnelle, entraînant à sa suite le feuilleton dans un renversement systématique des rôles ou des situations. L’homme qui veut dominer est celui qui fuit et se cache, tandis que la femme menacée d’emprise est celle qui traque et démasque.
Cette inversion s’accompagne d’une reconfiguration des règles narratives, qui donne à la série son caractère véritablement réjouissant, comme un souffle d’air frais. Jessica, femme forte, ne présente pourtant pas les apparences de la force, qui se traduisent dans l’univers des comics par une musculature hypertrophiée, et le costume moulant qui la met en valeur.
Plusieurs personnages masculins, à commencer par Kilgrave, tombent amoureux de Jessica, qui n’est donc pas dépourvue de séduction. Le feuilleton la dote par ailleurs dans ses premiers épisodes d’une vie amoureuse et (hétéro)sexuelle conforme à son âge. Mais il apparaît que l’abandon du costume – et de la double identité – de super-héroïne fonctionne comme la manifestation d’une féminité alternative clairement opposée au diktat des apparences.
Habillée comme un sac, à peine maquillée, dépourvue du décolleté qu’impose le male gaze aux actrices hollywoodiennes, Krysten Ritter ne se soumet à aucun des réquisits du sexisme ordinaire. Un choix narratif habile de Melissa Rosenberg est le refus de l’injonction misogyne au sourire. Tout au long du feuilleton, c’est sans hasard que Jessica fait la gueule, opposant un retournement comique à son tourmenteur lorsque celui-ci lui réclame un «smile» lors de l’affrontement final.
Une femme qui ne sourit pas, qui ne montre pas ses seins et qui l’emporte sur les hommes peut-elle faire une héroïne crédible ? La démonstration très réussie que propose la série participe à un renouvellement en profondeur des archétypes cinématographiques du genre – une modernisation qui apparaît bien comme une nécessité pour préserver les parts de marché du divertissement.

André Gunthert (né en 1961) est maître de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il occupe la chaire d’histoire visuelle. Auteur de nombreux articles et ouvrages consacrés à l’histoire des pratiques de l’image, son premier livre est consacré à Albert Londe : « L’Instant rêvé », préfacé par Louis Marin. En 1996, il traduit la « Petite histoire de la photographie » de Walter Benjamin. En 2007, il codirige avec Michel Poivert « L’Art de la photographie » aux éditions Citadelles-Mazenod. Ses recherches portent en particulier sur la « révolution technologique » constituée par l’arrivée de l’image instantanée au XIXe siècle. Il poursuit actuellement ses recherches sur les nouveaux usages de l’image numérique et les usages ordinaires des images.
Son blog : L’image sociale
Biblio :
• L’image partagée. La photographie numérique,Textuel, 2015.
• Paris 14-18. La guerre au quotidien. Photographies de Charles Lansiaux (avec la collaboration d’Emmanuelle Toulet), Paris Bibliothèques, 2014.
• L’Art de la photographie (avec Michel Poivert (dir) ), Paris, éd. Citadelles-Mazenod, 2007
• L’instant rêvé, Albert Londe (avec Denis Bernard, préface de Louis Marin), Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1993.