[dropcap]I[/dropcap]l marchait rapide le long de la voie. Oui, rapide, d’un pas large et volontaire, avec juste cette fébrilité du pied qui cherche à ne pas se tordre dans les graviers du ballast. Sa petite troupe à sa suite, presque freinant, peu encline à découvrir ce qu’il y avait à découvrir, là, là-bas, au bout de la voie, sur la ligne de l’horizon, encore loin, cachée par l’attroupement des cheminots et fonctionnaires figés. Il y avait quelque chose sur la voie, le quelque chose qui avait arrêté le chantier. En d’autres circonstances, il aurait pesté, il aurait craint sa prochaine visite au salon doré du ministère. Rétrospectivement, il se souviendra de la scène comme d’un Millet. Il n’a pas encore vu « l’Angelus », que le peintre à la mode commence dans le secret de son atelier, mais c’est ainsi que cette scène se fixera dans sa mémoire, cet attroupement sur la voie contre le soleil déclinant se mixant définitivement avec le futur best-seller de l’artiste. L’attroupement semblait hypnotisé par les fers de la voie. Mais maintenant, en approchant, il distinguait aussi les inspecteurs disséminés, accroupis de loin en loin, scrutant le sol comme des bêtes à l’affût. Quand il fut à 20 mètres, deux des personnages du tableau se redressèrent et accoururent. — « Monsieur l’ingénieur, c’est terrible, terrible ! » Il ne répondit pas. Ses collaborateurs tressaillirent et s’immobilisèrent. Il leur jeta un regard rapide, pour jauger, et leur lança « restez là ». Un soulagement. Lui reprit son pas, montrant. C’était son rôle, en tout temps, de montrer l’exemple. Il devait se tenir droit et aller voir, jauger, juger, décider, ordonner… S’il s’était arrêté, juste un instant, lui aussi n’aurait pas voulu voir. Mais il avait appris — ou découvert, plutôt, puisque personne ne lui avait expliqué — que l’action vive ne laisse pas le temps au sentiment. Bouger, agir, faire, et toute sa philosophie de l’action. Réaliser. Ce qu’il faisait de sa vie, ce grand œuvre, cette ligne presque droite de 500 kilomètres, et ce qu’il devait faire là, maintenant, juste être là, juste constater… Il savait que sa présence n’était pas utile, réellement. Mais il devait, c’est tout. Alors, il s’est approché en laissant la tête haute, droite, pour retarder le moment de regarder le sol et cette petite troupe si picturale s’est écartée, et il a vu… Pas grand chose. Ce qui, intérieurement, l’a soulagé. Il se dit, très secrètement « ça ressemble juste à ça, les restes d’un corps humain ? » |

Alain François est né en 1965. Plasticien (DNSEP obtenu à l’EESI en1992), il va se consacrer une dizaine d’années à la peinture et aux micro-publications avant de passer quinze ans dans la communication institutionnelle. Parallèlement à cette carrière très sérieuse, il écrit. En particulier un blog intimiste, dont les années 2006 et 2007 ont été éditées aux éditions publie.net en 2011.
De 1999 à 2006, il va fonder et animer plusieurs sites internet collectifs, tels que bonobo.net (galerie en ligne), leportillon.com (collectif d’artistes), bonobocomix.com, un éphémère journal de Web-BD, mais aussi créer les premiers sites des éditions ego comme x et de l’An 2.
En 2006, il reprend ses études universitaires et obtient un Master recherche Arts numériques. Depuis, il publie des articles scientifiques dans le cadre du Laboratoire d’Histoire visuelle contemporaine de l’EHESS et scénarise deux projets de bande dessinée avec Elric Dufau et Marine Blandin.
En novembre 2012, Il commence un journal photographique en ligne, projet d’art social au long cours exclusivement réalisé avec un smartphone, qui constitue au fil du temps l’album de la communauté des auteurs de bande dessinée à Angoulême.